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Société

Thierry Jobin: la mort et moi

Anna Lietti, Journaliste - ven. 01/03/2024 - 10:16
Enfant de Delémont, il s’est d’abord fait connaître comme un des plus brillants critiques de cinéma de la presse romande. Depuis 2012, Thierry Jobin, 55 ans, dirige le Festival international de films de Fribourg, dont la 38e édition commence le 15 mars.
Thierry Jobin  Festival international du film de Fribourg FIFF cinéma
Portrait de Thierry Jobin, directeur du Festival international du film de Fribourg (FIFF). © Nicolas Zentner

Votre première rencontre marquante avec la mort?
J’ai longtemps été épargné: lors de mon premier deuil, celui de mon grand-papa des Franches-Montagnes, j’étais déjà adulte. Ensuite, j’ai vécu la mort dont on ne se remet pas, celle de son enfant. Ma première femme a en effet perdu nos deux jumelles quelques heures avant leur naissance: une attaque d’hypertension appelée prééclampsie. C’était en 2002, Luce et Estelle auraient 21 ans. Ça a été terrible. J’avais beaucoup partagé ma joie d’être père, prévu six mois de congé… Durant cette période, les gens ont admiré ma force. En fait, je me suis blindé. Ce que je ne supportais pas, c’étaient les personnes qui avaient l’air plus tristes que moi. 

Pourquoi?
Je ne sais pas. C’était peut-être une manière de dire «moi, je ne suis pas mort!». D’ailleurs, depuis, j’ai fait quatre enfants. Deux filles et deux garçons. Ça ne m’empêche pas de dire qu’on ne se remet pas de la mort d’un enfant. C’est comme d’avoir un bras en moins. Le plus dur, c’est qu’il n’y a pas de vocabulaire: quand on perd ses parents, on est orphelin, mais pour les parents qui perdent leur enfant, il n’y a pas de mot. 

Votre couple n’a pas survécu…
Non, c’était trop dur. Mais nous avons fait ensemble un garçon, mon aîné, pour qui, je crois, nous avons réussi à éviter le syndrome de l’enfant de remplacement, en étant scrupuleusement transparents avec lui. Et nous sommes restés en excellents termes.

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On ne se remet pas de la mort d’un enfant. C’est comme d’avoir un bras en moins”

Thierry Jobin

Pensez-vous à votre mort?
Pas trop. Je sais que tout peut s’arrêter d’un instant à l’autre, mais la mort ne me préoccupe pas. Même si, ma petite dernière n’ayant pas 2 ans, j’ai envie de vivre encore longtemps.  

Vous arrive-t-il d’imaginer vos obsèques?
J’espère juste que les gens s’amusent. J’ai participé un jour à une célébration en l’honneur d’un disparu. C’était dans un bistrot, le fils, verre à la main, a fait un discours très drôle, on a ri et bu, c’était formidable. J’ai envie de ça, une fête où les gens se racontent toutes les bêtises que j’ai pu faire. Parce que, dans ma vie, j’espère que j’aurai fait plus rire que pleurer.

Vous voulez être incinéré?
Oui. Et j’aimerais que ça se passe comme dans The Big Lebowski des frères Coen: les personnages vont répandre les cendres de leur ami dans la nature, il y a un coup de vent et ils se retrouvent tous tout blancs!

La mort est très présente au cinéma…
Au festival, une année, j’ai fait une section sur les fantômes, c’est-à-dire, en fait, sur comment on vit avec les morts. J’ai visionné des films du monde entier et ça m’a frappé de voir à quel point, avec la mort comme avec le sexe, l’Occident a un problème de représentation. En fait, nous refusons la cohabitation avec la mort. Et c’est une vraie maladie. Parce que les morts, les esprits, les Luce et Estelle, peuvent nous aider. 

L’esprit de vos filles vous aide?
Chaque fois que j’ai une insomnie, un problème difficile, je pense à elles, je leur demande de m’aider. Et je m’endors. Il me semble aussi que ceux qui sont passés par ce genre d’épreuve et la gèrent sans ironie ont accès à plus d’humanité. Je ne pourrais pas faire le métier que je fais, avec toute l’empathie et l’intérêt pour l’autre qu’il suppose, si je n’avais pas perdu mes filles. 

Où serez-vous quand vous ne serez plus là?
Dans le cœur de ceux qui m’ont aimé, j’espère. Pour moi, si Dieu existe, il est dans ce qui se passe d’un humain à l’autre: la connexion des qualités, la gentillesse, la bienveillance, cette énergie qui fait des miracles. Si personne ne se souvient de moi, ce sera ma faute.

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