D'artisanat à art, le papier découpé gagne enfin ses lettres de noblesse
L’inspiration, Doris Henchoz, 70 ans, la trouve dans son univers immédiat: le chalet familial, pluri-centenaire, le bétail, les sapins et les pâturages tout proches, les cimes des montagnes, le monde agricole, les activités forestières de son mari Georgy. Autant de scènes de vie et de paysages que l’on retrouve dans son œuvre qui s’inscrit dans une tradition bien vivante en Suisse: le papier découpé.
C’est un beau livre, Papier découpé, paru tout récemment aux Éditions Favre, qui nous a donné l’envie d’aller trouver Doris Henchoz chez elle à L’Étivaz(VD), là où elle concilie depuis quarante ans les métiers d’artiste et de paysanne de montagne.
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Signé Monique Buri, présidente de l’Association suisse du papier découpé, traductrice et guide touristique, cet ouvrage richement illustré propose un voyage dans le temps: des historiques canivets (images saintes de l’iconographie chrétienne), prémices du papier découpé, aux précurseurs et artistes contemporains, cet album retrace quatre siècles d’un art qui se pratique de la Chine à l’Europe.
Mais c’est avant tout au cœur des Préalpes vaudoises que nous emmène Monique Buri. Damounaise (habitante du Pays-d’Enhaut) d’adoption, comme d’ailleurs Doris Henchoz, elle nous fait comprendre que le secret du papier découpé se révèle d’autant mieux quand il passe par une rencontre avec celles et ceux qui le pratiquent.
J’ai plus de peine avec les humains qu’avec les animaux”
Et justement, ce matin-là, comme tous les jours de la semaine, Doris Henchoz est penchée sur son ouvrage, dans sa petite pièce, la plus ancienne du chalet. Elle réalise en ce moment un énième tableau pour un privé. Son carnet de commande est rempli jusqu’à l’an prochain.
Même du temps où elle était encore agricultrice, Doris Henchoz ne manquait jamais de consacrer quelques heures quotidiennes à sa passion: «Quand mon mari était à l’alpage, ou quand il s’absente, maintenant qu’il est retraité, je passe ma journée à ma table. Je ne vois pas le temps passer. Je m’y mets tous les jours, même le dimanche.»
Les joies et les peines
Munie d’un cutter, plus maniable et moins pénible que le ciseau, un instrument qu’elle réserve encore aux cours d’initiation au papier découpé, Doris Henchoz est inspirée en particulier par le bestiaire qui l’entoure. «J’ai plus de peine avec les humains qu’avec les animaux.» Tout commence au début des années 1970 à L’Étivaz. Arrivée pour travailler à l’Hôtel-restaurant du Chamois, elle y fait la connaissance de son mari. En l’épousant, comme l’écrit si bien Monique Buri, «elle vivra à ses côtés les joies et peines de la montagne».
Les bêtes, les montées à l’alpage, la descente, le bûcheronnage. «Cette vie, elle la dessinera et la découpera du bout de ses ciseaux, puis de son cutter.» Une envie née de l’observation d’œuvres de papiers découpés qui passent immanquablement sous ses yeux: «Faut que j’essaie, me suis-je dit.»
Au départ, explique Doris Henchoz en partant d’un éclat de rire, son mari s’est montré critique: «J’avais pris des photos de lui avec son papa au travail pour m’inspirer. Ils m’ont dit que mon cheval, s’il tractait vraiment comme ça dans la réalité, il allait tomber. J’ai dû m’améliorer un peu.»
Pas de prix pour la passion
Au fil du temps, ses tableaux, toujours plus élaborés, entourés de fines bordures fleuries, connaissent un franc succès. Ses clients déboursent parfois jusqu’à 1000 francs pour une œuvre encadrée. Doris Henchoz demande toujours aux personnes intéressées quel est leur budget.
La découpeuse sourit en se remémorant cette anecdote: «Un jour, à l’occasion de la désalpe, je présentais des petits découpages que je vendais 20 francs. Un petit gamin arrive et me dit: «Je veux faire un cadeau à ma maman. J’aimerais celui-là. Il me tend une pièce de 2 francs. Je lui dis oui. Sa maman est venue ensuite me trouver. Elle a voulu me payer la différence. J’ai dit non, non. C’est ça le deal: faire plaisir aux gens. Et avoir du plaisir.»
Plus intéressée par la thématique proposée que par l’argent, Doris Henchoz se réjouit que le découpage soit passé du statut d’artisanat à celui d’art. Histoire de s’en rendre compte, et pour prolonger le plaisir du livre de Monique Buri, un passage par le Musée du Pays-d’Enhaut de Château-d’Œx et du Centre suisse du papier découpé s’impose. La création contemporaine y a son écrin. À l’image de Doris Henchoz, les artistes qu’on y admire sont toutes et tous autodidactes.
Si les pionniers suisses étaient des hommes, au milieu du XIXe siècle, les femmes sont de nos jours les représentantes les plus dynamiques du papier découpé. Revendiquant sans fard le statut d’artiste, Doris Henchoz témoigne toutefois avec un clin d’œil de sa condition: «Disons que j’aimerais bien être un artiste «homme», comme ça je pourrais partir à l’atelier le matin. Car nous, les femmes, on est moins gâtées, on doit s’occuper des autres avant.»
Je ne vois pas le temps passer”
Renommée internationale
Loin de se limiter au Pays-d’Enhaut, l’art du papier découpé se retrouve ailleurs dans le monde. À commencer par l’Asie. Grâce à ses tableaux, Doris a été invitée au Japon: «L’un de mes tableaux a été primé à l’occasion d’une triennale près du Mont Fuji, dans une vallée spécialisée dans la fabrication de papier. J’ai été invitée et je m’y suis rendue pour chercher mon prix. J’ai passé six jours là-bas avec ma filleule. Quel accueil!» En Chine, elle mesurera une nouvelle fois l’intérêt suscité par son travail. Elle en reviendra avec une source d’inspiration qui la voit remplacer, une fois n’est pas coutume, les chalets par des pagodes.
Doris Henchoz est même allée chez les Inuits. Elle a encore en tête le regard curieux des gamins de ce coin de la planète. Peu concernés par ses vaches, ils lui ont demandé de dessiner et de découper des animaux plus fréquents sous leur latitude.
Des idées, Doris Henchoz en a plein la tête et des cartables. Comme ce projet qui attend depuis une trentaine d’années: un puzzle sur l’histoire de la Suisse en papier découpé dont l’ébauche est plus que prometteuse. Dans tout ce qu’elle fait, cette artiste cherche avant tout à raconter quelque chose. Découragée dans ses velléités poétiques, alors qu’elle était écolière, elle a trouvé son terrain d’expression idéal: «Je découpe parce que je ne sais pas écrire.» Son truc à elle: «Le dessin, la création d’un dessin.»
L’heure du dîner est bientôt là. Doris Henchoz change la lame de son cutter. «Après dix minutes à un quart d’heure, il faut la remplacer, sinon elle gratte le papier.» Méticuleux, cet art requiert patience et application. «Il faut très peu de colle. J’en mets sous les troncs d’arbre, sous les tiges des fleurs ou les chemins. Si le papier gondole, il ne reviendra jamais.»
Méditatif, l’art du papier découpé? «Très… Très reposant.»